Paysages


 

Une scène demeure le début

Une histoire
un je-ne-sais-quoi qui insiste

 

 


Une orchestration intuitive du paysage
Réflexions au sujet des Paysages de Stéphane Spach

 

Voir les Paysages de Stéphane Spach, c’est plonger son regard dans des forêts, des clairières et autres jardins, dont on perçoit d’emblée le charme et la diversité d’écritures. Ambiances mouillées, sobres de préférence, tout en demi-teintes, on reconnaît sans hésiter la marque de nos saisons froides, celles où la nature dépouillée est mise à nu.

A y regarder de plus près, notre œil s’égratigne, comme on le serait d’une ronce, aux infimes détails de ce que le photographe nomme son « théâtre naturel ».

Marcher. Déambuler. Regarder. Equipé du lourd matériel – les appareils photographiques, les lampes, l’escabeau, le parapluie etc.- il explore les forêts voisines, ce qu’autour de soi l’on appelle communément « les environs » : il parcourt des lieux qui lui sont proches, une sorte de territoire photographique.

Il choisit le jour en fonction de la météo. Les journées brumeuses ou pluvieuses ont sa préférence. Et lorsqu’il a choisi son point de vue, le lieu où planter son matériel, comme on planterait une tente, c’est que son regard a été retenu, captivé par quelque détail de ce décor naturel dont il va se faire, l’espace d’un instant, le spectateur, l’éclairagiste et le lecteur.

La saison de prédilection est ce passage, ce chas d’aiguille entre automne et hiver, hiver et printemps, juste avant que l’hiver n’ait tout recouvert d’une page blanche, ou bien juste avant que le printemps ne vienne tout faire verdir de nouveau.

La tonalité posée est souvent plus mélancolique que bucolique. Les cycles de la vie et de la mort sont là, captés à travers ces prises de vue : chute de feuilles, poussée de lichens et de mousses, montée de sève, lent travail d’une énergie vitale dont notre œil ne perçoit qu’un état, apparemment figé, en réalité extrêmement fugace.

La forêt ne se donne jamais deux fois de la même façon. Le photographe le sait, qui travaille dans cette urgence tranquille. Il sait que la temporalité de la forêt est lente, beaucoup plus que les gestes de l’homme, et que c’est dans cette lenteur que tout se passe.

C’est un cliché de dire que la forêt a ses mystères. Cependant les « clichés photographiques » de Stéphane Spach n’ont rien d’ordinaire : la forêt qu’il « décrit » préserve sa part d’ombre. Le photographe déchiffre une partition, chaque élément joue son rôle, matières, couleurs, textures. Floue, précise, griffée ou moussue, tendre ou acérée, la partition est riche, dense, graphique, sonore et forte en couleurs sourdes.

Nul ne peut prétendre en connaître toutes les clés. C’est pourquoi la position de l’homme ne peut être que celle d’une profonde humilité, afin que puissent s’accorder émotion, intuition et perception. Une perception plurielle, synesthésique.

Des verts mousses aux rouges bistre de la terre mouillée, nous sommes pris dans des ambiances.

On est surpris de sentir le vent dans la plaine qui balaie les joncs et les herbes, la pluie qui souligne chaque brindille, des souches luisantes, des feuilles qui ayant connu le gel et le dégel forment des notes bleues violines dans le paysage… Le tronc de cet arbre mort barre en diagonale l’espace de notre champ de vision, à moins qu’il ne se dresse bien vivant sous nos yeux. Les fougères aux crosses brillantes, les baies éparses et discrètes, les lichens argentés, les aiguilles de pins rappellent les pigments des peintres, le rouge caput mortuum, le vert de vessie (sap green en anglais), les gris-bleutés de Peyne …

Pour un peu, on sentirait notre peau se frotter à l’épiderme de cette nature enchevêtrée, on entendrait les craquements de nos pas sur les feuilles et les branches mortes.

Pour le photographe, il s’agit d’interpréter ce langage paradoxalement muet et théâtral, sans jamais le piller ni tomber dans une logique du spectacle. Toute sa démarche est tenue (ténue) sur ce fil délicat – fin comme toile d’araignée – de ces forces essentielles : la forêt parle en silence, elle se tisse et s’organise, dans un mélange de taches et de signes, de détails et de plans, lointains ou proches, un mélange de clartés et d’obscurités, un ballet de vie, de croissance et de mort.

Il ne suffit pas que la nature existe, il faut tenter d’approcher, de déchiffrer, de saisir cette écriture naturelle où la partie, le fragment, entre dans la composition d’une grande symphonie. Précise et complexe orchestration de la forêt, harmonie du chaos, fouillis des notes claires ou fondues, nous tentons de nous désenchevêtrer du chaos, de nous emparer de tout cela, sans nous laisser engloutir ou séduire par la densité, ou le charme trop évident, de ce qui se vit là.

D’ailleurs le photographe évite la « jolie photo » – dont les ingrédients seraient : rayon de soleil élégamment posé sur les mousses vert fluo, teints frais des arbres et des souches, champignons, baies et autres rossignols…-, il évite aussi soigneusement la présence animale, et lorsqu’il y a des traces d’hommes, ce serait plutôt pour compléter une ambiance, à la manière d’un film des frères Cohen. Comme pour proposer un fil narratif, étrange et inquiétant, dont nous – spectateurs ne comprenons ni les tenants ni les aboutissants.

Alors, d’où provient cette lumière énigmatique que l’on ressent si puissamment ? Souvent l’impression est trouble, et l’on croirait presque que la lumière émane du corps des éléments représentés.

C’est que le photographe sait se placer aux bords des choses. Il puise dans des paysages brouillés, aux clartés laiteuses, aux ombres imprécises, et l’absence presque systématique de ciel – de soleil – introduit d’emblée une ambiguïté fondamentale. Confrontés à une sorte d’all-over, comme en peinture, nous sommes invités à regarder les différents plans, dans leurs mouvements et leurs liens étroits, et l’éclairage naturel se trouve sans cesse mis en doute.

En témoigne ce jour froid de juillet au Champ du feu, où Stéphane a surpris la forêt dans des halos de brumes bleues, épaisses, enrobantes, qui préservaient l’espace, ou bien empêchaient le regard de pénétrer, et la lumière solaire de filtrer. Cette série s’intitule Derrière les arbres, en écho au poème de Philippe Jaccottet : tout est dit, dans l’invitation à regarder derrière, au-delà, par-delà… quitte à scruter les choses jusqu’à ce que se livre, là un passage – quel animal a pu s’y faufiler ? -, ici une trouée dans la forêt, une percée des espaces où le ciel et le soleil tiennent finalement un rôle minime.

La série des Grands paysages laisse davantage exister le ciel, mais le soleil peine à percer. Il s’agit plutôt d’ambiances humides et froides, au mieux bercées d’une pâleur sourde. Et tout cela se déploie, le plus souvent en diptyques, dans des photographies où le cadre s’efface au profit d’une impression d’embrassement circulaire, qui serait à la fois celui de nos yeux et de notre propre corps en mouvement.

Nous parcourons ces lieux qui ne sont pas plans, qui ne font pas surfaces, et notre regard se trouble à vouloir discerner les forces intimes d’un décor qui s’offre et se dérobe à la fois.

Et l’ambiguïté se poursuit au fil de séries telles que Le dernier Jardin ou Les clairières. Là, le photographe amène son propre dispositif lumineux et vient souligner les valeurs et les tons des éléments naturels. Le procédé technique est un accompagnement des choses vues, jamais une intervention féroce.

C’est dans cette optique que Stéphane parle d’un léger « forçage des choses » qui tient plutôt à un effort du regard – une prise de vue à l’aide d’un escabeau, et à l’usage d’un dispositif, une lumière artificielle, un éclairage à 360°, ramenés en plein jour…- que de la mise en scène extravagante, de la reconstitution artificielle en studio.

Dans Le dernier jardin, Stéphane se penche sur cette nature façonnée par l’homme. Au moment où, dans l’esprit de la plupart d’entre nous, le jardin « n’est plus beau », s’essouffle en attendant la main et les outils qui lui redonneront forme et vigueur. Ces scènes sont éclairées par ce procédé de lumière, et tout se joue dans cette nature en suspens, « avant le passage du jardinier qui arrache, avant celle de l’hiver qui recouvre ». Les clairières elles aussi bénéficient de cette clarté étrange, dans des espaces inventés par le regard, comme par jeu.

Cet effet de lumière, ce soulignement des choses, on le retrouvera plus tard, dans des séries récentes telles que Le Jardin de minuit, ou Les éclaircies (une vision fantasmée du paysage, projet à l’état d’ébauche).

Révéler sans piller, regarder sans imposer, pour en fin de compte habiter « des lieux pauvres où apparemment rien ne se passe (et où) risque de se produire de temps en temps l’essentiel », la phrase est de Malinowski, voilà de quoi alimenter pour longtemps un regard profond, respectueux et poétique, posé sur le monde.

Ann Loubert