LE TEMPS ET L’INTEMPOREL DANS LES CHOSES MUETTES DE STEPHANE SPACH
Il y a dans les images de Stéphane Spach un parfait silence par lequel celui qui les approche est d’emblée saisi et tenu en respect.
Ce silence vient d’abord des choses mêmes que l’artiste a élues et disposées devant son regard exact — feuilles qui sèchent, branches immobilisées dans le vide, impénétrables mottes de terre, couteaux brisés ou encriers de jadis, squelettes sous plastique, oiseaux morts… — dont le rendu on ne peut plus net, comme arrêté, exalte la neutralité objective de l’apparence déshabitée.
Aussi ce silence est encore épaissi par le mutisme déclaré de l’image elle-même, dont la composition savante, concertée, exhibe ostensiblement son caractère d’image, son insolite éclat et son écart irréductible d’avec le monde ordinaire.
Un art intransigeant se poursuit là, tout astreint à la loi sévère qu’il s’est reconnue, et qui reconduit celle-ci quels que soient ses motifs représentés.
Le silence de ces photographies, « choses muettes » comme disait Poussin de ses peintures, est une énigme qu’il revient au spectateur d’affronter et de chercher à comprendre, comme il est revenu au photographe d’en faire son objet profond et son destin propre.
Faire silence, faire des images qui soient de part en part assujetties au silence, et faire que ce silence non pas retentisse musicalement dans l’espace déployé, mais stupéfie le regard et sature les objets regardés, au point que ceux-ci semblent se refuser, se retirer dans leur en-soi et se soustraire à la communication, — quel est le sens de cette étrange entreprise, et d’où vient qu’elle soit conduite avec tant de rigueur ?
On peut pour répondre à cette question remarquer d’abord que les motifs auxquels Stéphane Spach consacre son attention sont bien souvent sinon toujours des choses qui ont vieilli, qui sont passées ou déjà mortes.
Maints tableaux de l’artiste sont des « Vanités », dont plusieurs portent précisément ce titre, et quand ce sont des « paysages » ils font de ceux-ci des natures muettes ou des contrées peu pénétrables.
Qu’on regarde, par exemple, la toute première série ouvrant son grand catalogue personnel, intitulée « À la limite » : voici dans un verre contenant trop peu d’eau une tige au bout de laquelle se froisse une feuille énorme, et cette tige insuffisamment nourrie s’affaisse, se courbe vers sa mort — voici donc un memento mori enregistrant l’asymptote de la finitude, laquelle penche vers sa fin ce fragment esseulé d’un végétal en exil dans un désert uniformément gris.
De même, qu’on regarde la deuxième série de ce même livre, « Les plateaux ».
C’est dans un format carré une sorte de tondo précisément centré, un cercle de corbeille ronde dont, sur un fond intégralement noir, les bords contiennent des fleurs qui sèchent et des tiges mortes, auprès d’un papier froissé et d’un mégot qui traîne.
Ici et là tout est retenu, à jamais figé, nul vent ne viendra retirer ces reliques à leur dévitalisation, nul événement ne viendra les soustraire à leur être-là, aucun recommencement ne défera leur inertie.
Ces images (mais beaucoup d’autres pareillement : les globes de verre enserrant le vide, les ailes d’oiseaux sans corps, les os abandonnés sur d’immenses nappes, les chevelures coupées, les fauves empaillés…) silencieusement parlent du temps : du révolu, et de l’irréparable.
Nul doute par conséquent que le silence dont ces oeuvres sont à la fois l’écho et le service est celui de ce qui par le temps va à la mort et à l’immobilité.
Nul doute que l’oeuvre de Stéphane Spach est un reflet juste et pur de l’énigme du temps, une ouverture directe pratiquée sur cette énigme, et c’est pourquoi cette oeuvre, à proprement parler, est belle : elle témoigne que l’artiste a eu un contact réel, direct et immédiat, avec le mystère de l’éphémère, ce contact qui lui fut une sorte de sacrement auquel il dut sa vocation et sa manière.
On rapporte que Cézanne a dit du peintre, du moins du peintre entièrement requis par sa fatalité, qu’il « doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. »
L’oeuvre de Stéphane Spach est un écho parfait de l’irretrouvable, de l’inéluctablement disparu et du déjà mort dans la vie même.
Aussi cette oeuvre participe-t-elle d’un esprit qu’elle renouvelle singulièrement, l’esprit positif du catalogue et de l’herbier.
Les séries « Zoologie », « Musée zoologique », ou bien « Je t’ai tant attendu », ou encore « Fougère », relèvent de la conservation encyclopédique et du classement des apparences, elles font valoir par les aspects objectivés des choses ce qui reste de celles-ci quand la vie leur a été retirée.
C’est là une vocation essentielle de la pratique photographique : de retenir par l’image l’étrangeté extérieure de l’objet, de collectionner les différences entre les formes analogues et d’accumuler les preuves littérales de leur ruine.
Voici encore « Les impermanentes » : des jonquilles qui s’étiolent, dont les bras racornis se défont, et dont les pétales tombés sans bruit sont isolés désormais sur la table déserte.
Or ce qui reste ainsi de ce qui est passé, c’est la Forme : c’est la gloire paradoxale des apparences pétrifiées, et c’est l’identité à elle-même de chaque chose conservée par sa mise en image.
D’où le soin extraordinaire avec lequel les tirages sont accomplis.
Le perfectionnisme de Stéphane Spach, le scrupule extrême avec lequel il compose ses tableaux et parachève leur rendu final, sont autant de signes de la double passion qui lui est propre, de la Forme pure et de l’exactitude.
Il faut — c’est l’injonction interne à ce soin avant tout mental — que la chose soit identique à elle-même ; il faut que la Forme soit saisie comme telle ; il faut que l’impénétrabilité radicale des objets atteste qu’ils ont vécu jadis, qu’ils sont morts aujourd’hui, et qu’ils ont gagné par leur mort d’accéder à leur singularité intemporelle.
Photographier comme le fait ce desservant des apparences, ce fétichiste, presque, des particularités objectives, et ce poursuivant obstiné de la perfection plastique, c’est donc conjuguer à l’expérience du temps, de l’impermanence, l’obsession d’une éternité conquise par la mort.
On peut parler à cet égard d’un « platonisme » photographique : d’un désir métaphysique de ressusciter la Forme au ciel immobile de l’Image, par-delà sa décrépitude constatée ici-bas.
L’affrontement de l’éphémère est ici le seuil d’une restitution des choses à leur intemporalité supérieure.
Tout ce qui meurt dans le monde empirique que nous connaissons, tout ce qui se corrompt et passe dans le temps vécu de notre existence précaire, retrouve dans l’idéalité de l’Image et dans sa perfection formelle son intemporelle majesté.
D’où vient cet art idéaliste, au sens philosophique de ce mot ?
D’où vient cette dialectique qui invente par l’image l’intemporalité des objets les plus évidemment voués à la disparition ?
On peut devant les « paysages » se risquer à former une hypothèse.
Car ces paysages de Stéphane Spach forment sans doute la part la plus étonnante de son oeuvre (la lumière y est abstraite, non pas immédiate ni naturelle, mais préconçue par le dispositif photographique, et techniquement apprêtée), la part dans laquelle, du coup, un aveu personnel est sans doute prononcé.
Voici exemplairement « La Bruche » : une rivière, c’est-à-dire encore une fois du temps, le passage sans retour des eaux froides et la disparition de tout à travers tout, — mais voici aussi, dressant les rives qui étreignent cette rivière, et fécondées par celle-ci, la profusion sans fin des arbres serrés, la surabondance des branches, des feuilles, des nuances innombrables de la couleur, et la germination de tout par-dessus les flots gris.
Deux postulations originelles, conjointes, se laissent déchiffrer dans ce superbe paysage : d’une part, certes, la finitude est centrale, dont « La Bruche » est le nom, et dont le cours est inarrêtable, mais, d’autre part, le monde alentour est une présence magnifique, la nature buissonante une inapaisable donation, et la puissance de la vie végétale n’est certes pas moindre que celle du temps.
Ces deux postulations se compénètrent pareillement dans la série des « Clairières », où les troncs et les branches redisent l’implacable impermanence, mais où leur entrelacs ramifiés, moussus, infinis, disent non moins silencieusement — avec non moins d’énigme — la genèse incalculable de la vie.
On peut en induire sans trop craindre de surinterpréter que Stéphane Spach est depuis toujours l’otage autant que le responsable d’une contradiction indépassable, vécue au plus intime de son rapport à lui-même et au monde.
En effet, ces paysages, notons-le, sont ceux de son enfance, de son jardin premier où il habite encore, artiste enraciné, et ce n’est pas par hasard si l’une de ses séries porte ce titre : « Dernier jardin », et une autre : « Le jardin de minuit ».
C’est qu’il y a certainement au fond de son existence personnelle et de son art volontaire, appliqué, un intemporel premier mais constamment perdu, un souvenir immémorial d’une éternité révolue, où se reprennent et se diversifient tous les aboutissements de son oeuvre.
Dans la poétique de celle-ci, c’est l’éternité de l’enfance qui est transposée par l’immobilité de la Forme.
Le temps est double, sous ce signe, et l’intemporel aussi.
La finitude n’est si obsessionnellement questionnée que pour avoir frappé une enfance abolie.
Et si la perfection formelle vient contredire la mortalité des données sensibles, si l’idéalisme vient réaffirmer l’absolu de l’Image au coeur même de la décrépitude des aspects, c’est pour autant qu’est toujours active cette trace immémoriale, toujours revendicatives dans l’existence vécue l’intemporalité du premier jardin et la sidération de l’enfance devant les choses muettes.
Le diptyque saisissant de « L’herbe sous la neige » formule admirablement cette double postulation d’un photographe aussi fidèle à son origine que désireux de Formes pures.
La neige, selon ce diptyque, a partout recouvert la totalité du passé, a déposé sur le monde son étouffant manteau : un hiver intraitable a triomphé de l’enfance perdue.
Mais l’origine, par-dessous ce froid, et par le silence du temps, persiste dans les brins d’herbe, et s’obstine, énergiquement patiente : et c’est elle, bientôt, qui va recommencer à jardiner, à réinventer la beauté.
Jérôme Thélot
QUELQUES REMARQUES À PROPOS DES PHOTOGRAPHIES DE STÉPHANE SPACH
« Cela vous étonne que ma toile soit noire !…
La nature sans le soleil est noire et obscure ;
je fais comme la lumière,
j’éclaire les points saillants,
et le tableau est fait. »
(Gustave Courbet)
Sur l’absence
A la différence du peintre qui, se saisissant d’un objet ou d’une scène, prend son temps, le photographe est pris par le temps. Car dans un instant, ce ne sera plus la même image, même s’il s’empare du même objet. Et puis il y a une autre raison encore, plus générique, nous interdisant ce parallélisme peinture-photographie qui a produit une si abondante littérature. La photographie est une image accidentelle. Elle bénéficie d’un concours de circonstances : même à partir d’un motif immobile, on ne pourra jamais retrouver exactement la même qualité de l’air, les mêmes couleurs de surface, la même lumière, qu’ici et maintenant.
La certitude que la photographie serait la réalité même, a été réitérée si souvent qu’on en a oublié l’évidence suivante : qu’une image célèbre toujours une absence. C’est ce qui fait de chaque photographie une énigme : tout le visible d’une photographie est une somme d’indices, pourtant insuffisants pour la résoudre. Une énigme parce que chaque « prise » de vue est une coupe transversale dans le temps, et que ce temps, dans son étendue, nous demeure inaccessible. On ne s’en plaindrait pas si la conscience de cette inaccessibilité ne nous rendait mélancolique. Le désir de savoir est renvoyé à lui-même. Coupe transversale dans le temps, mais aussi cadrage, fragment de l’espace, la prise de vue n’est donc qu’une très brève incursion dans le monde.
Aussi brève qu’elle soit, elle est soigneusement élaborée à l’aide d’une mise en scène minutieuse de la part de Stéphane Spach.
De la peinture, on sait qu’elle n’est pas la réalité, mais de la photographie on oublie qu’il s’agit d’une réalité telle qu’on ne la verra jamais. Pourtant, c’est elle qu’on croit voir ou avoir vue. En face de ce sentiment de grande familiarité il y a cette distance infranchissable qu’établit le temps.
Sur l’immersion
« Personnellement, ce sont les distractions qui me gênent, c’est en prison ou en cellule, seul à la campagne que je m’ennuierais le moins. Partout ailleurs, et quoi que je fasse, j’ai l’impression de perdre mon temps. Même, la richesse de propositions contenues dans le moindre objet est si grande, que je ne conçois pas encore la possibilité de rendre compte d’aucune autre chose que des plus simples : une pierre, une herbe, le feu, un morceau de bois, un morceau de viande. » Voilà bien une parenté entre notre photographe et Francis Ponge. Dans un périmètre d’à peine vingt kilomètres, Stéphane Spach s’étonne de tout, et s’en empare comme l’objet d’une inlassable exploration.
Voir au plus près. Stéphane Spach se dit fasciné par une aquarelle d’Albrecht Dürer représentant des touffes d’herbe, conservée aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Elle est datée par Panofsky autour de 1503 et témoigne d’un changement de manière qui caractérise alors autant le dessin que la gravure pratiqués par Dürer. Pour la peindre, il semble évident qu’il a dû s’allonger dans l’herbe. Peinte sur le motif, cette végétation a pu être reprise par exemple dans un admirable dessin, une Vierge à l’Enfant entourée d’animaux (et de végétaux) également à Vienne. Cependant, l’immersion pratiquée par Dürer pour peindre son aquarelle constitue une attitude très singulière en son temps et, selon toute apparence, pour toute l’histoire de l’art. Au moment où il étudie les proportions du corps humain ou encore les lois de la perspective géométrique apprises chez les Italiens, Dürer adopte l’attitude d’un observateur de la nature telle qu’elle s’offre à nos sens, sans médiation théorique. En même temps qu’il est en quête de concepts, le peintre s’appuie sur une connaissance empirique de la nature. Le calcul a besoin d’être en harmonie avec le sentiment.
Sur la couleur chez Stéphane Spach
Lorsque nous regardons autour de nous, nous n’avons absolument pas conscience de voir « en couleurs ». Les mille nuances colorées du monde environnant produisent une impression globale, une expérience subjective commandée par le cerveau. Par contre, la conscience de voir ce même motif en couleurs nous saute aux yeux lorsque nous prenons en mains sa photographie.
A la théorie de Newton, qui s’avère être scientifiquement cohérente, selon laquelle, en traversant un prisme, la lumière blanche se décompose en sept couleurs, Goethe oppose une série d’expériences à partir de la fréquentation des peintres et d’observations de la nature. La lumière serait un élément homogène qui ne donnerait naissance à des couleurs que sous l’effet de l’obscurité. Le noir comme le blanc deviennent à ses yeux des pôles entre lesquels se déploient les couleurs. Son amie la peintre Angelika Kauffmann réalise un tableau en recouvrant d’abord la toile d’un camaïeu de gris auquel elle superpose progressivement des couleurs transparentes. Goethe aboutit à une Farbenlehre qui relève moins de l’optique et de la physique, que de la psychologie de la perception. En somme, son œuvre est une poétique, ce qui lui confère une grande fortune auprès des peintres – un juste retour des choses – et des philosophes. Mais aussi bien du côté de Newton que de Goethe (et de ses émules), lumière et couleurs sont indissociables.
Si l’œil humain est en mesure de distinguer une infinité de nuances de couleurs, deux choses distinguent l’appareil photographique de l’œil : d’abord, il est capable de réduire le monde à deux « couleurs », le noir et le blanc, donc de produire une abstraction ; ensuite, lorsqu’il enregistre les couleurs, l’image est le résultat d’un processus non plus physiologique mais chimique qui rend compte d’une réalité que notre œil ne perçoit pas ainsi. Par conséquent, à l’aide de nos yeux, nous ne voyons jamais ce que voit notre appareil photographique.
Stéphane Spach expérimente non pas le passage du noir et blanc à la couleur, mais le chemin inverse. Dans ses Objets trouvés, le mur au crépis irrégulièrement maculé permet à peine de distinguer ce qui est sale de ce qui est ombre. C’est presqu’un retour au noir et blanc à l’aide de la couleur. Il en est de même pour les Douze couteaux, Des restes ou encore Babel. Ces images frôlent le noir et blanc, ou le suggèrent. Le photographe américain Ansel Adams disait pouvoir mieux évaluer la couleur à partir d’une photographie en noir et blanc. Chez Stéphane Spach, ces échappées hors de la couleur sont parfois plus radicales. Dans la série Je t’ai tant attendu, de fines racines végétales se détachent sur une surface blanche comme autant de dessins à l’encre noire. Avec Les Pochoirs, on a l’impression d’assister au renversement du signe photographique en signe linguistique.
Sur la lumière chez Stéphane Spach
Si le photographe dispose d’un ingrédient qui va distinguer son image d’autres images, c’est à la lumière qu’il le doit, cette lumière dont la photographie tire son étymologie. C’est elle qui, au premier abord, surprend.
On pourrait dire qu’elle modèle les objets, qu’elle les sculpte. Surgissant le plus souvent d’une source imprécise, elle s’accroche aux pétales ou aux feuilles.
Dans les prises de vue de Stéphane Spach, la lumière semble souvent émaner de l’objet lui-même. La faible profondeur de champ et l’uniformité grise du fond, sans la moindre ombre portée, confèrent alors à chaque objet une sorte d’incandescence. Autant de corps qui émettent de la lumière. Dans Les clairières, les frondaisons sont traitées comme des matrices vertes où se lovent des ectoplasmes lumineux. En tous les cas, elles signalent le passage récent du vivant.
De la série
Je partage avec Stéphane Spach une grande admiration pour le travail de Bernd et Hilla Becher. En prenant comme point de départ des photographies destinées à une sorte d’inventaire monumental ayant comme motifs uniquement des bâtiments industriels. La seconde originalité du corpus constitué au fil des années par les Becher, c’est la sérialité. Aucun autre inventaire monumental n’a été structuré en séries d’images, la série s’appuyant sur la répétition du même.
Cette notion de série n’apparait clairement qu’en obéissant à des règles : utilisation d’une chambre, prises de vue frontales, éclairements analogues à l’intérieur d’une même série. Chez Stéphane Spach, l’analogie est poussée beaucoup plus loin, au point que l’on a l’impression de voir le même objet, comme l’encrier de la série Aura ou encore la lampe de poche dans Wonderland. Archéologie du monde industriel chez les photographes allemands, archéologie du quotidien chez Stéphane Spach.
A la limite
Dans ses photographies, il évoque souvent la décomposition du vivant. La fleur est elle-même une créature accidentelle puisqu’elle nait d’une forme qu’elle ne présente plus et donne naissance à une forme qu’elle n’a pas encore. Cette existence transitoire est le paradigme même de la photographie, elle se prête idéalement à une image accidentelle.
Le lotus, tel est le thème de la photographie portant le numéro 111 de l’album numérique de Stéphane Spach. L’image n’a rien de paisible. De pédoncules plus ou moins hauts, surgissent des fleurs fanées – sauf une -, les pétales se tordant, flétris, gagnés par la fanaison. Quelques-uns sont tombés dans l’eau du vase, d’autres sur le support gris clair. Une grande feuille de lotus se déploie, inclinée vers la gauche, nervée de jaune, de vert et de roux.
Je crains de n’avoir jusqu’ici retenu que le paraître des images de Stéphane Spach, en un mot : leur beauté. C’est faire l’impasse sur la charge de tristesse, le sentiment d’abandon qu’elles véhiculent parfois. A l’égal de ces rêves qui, au fur et à mesure que le moment du réveil s’éloigne, passent de quelques maigres repères confus mais encore présents, à leur effacement total. Ce quelque chose qui nous hante tout en s’enfonçant peu à peu dans les sables de l’oubli. C’est ainsi que s’explique à mes yeux ce passage subtil de la couleur à ce noir et blanc qui opère ici à la manière d’un sous-entendu.
Roland Recht
Stéphane Spach glane et collecte.
Il soustrait le décor, fixe, et répète.
Si la répétition fait voir la nécessité de la soustraction, elle a cependant pour autre vocation de ne pas confondre la singularité de l’objet avec l’idéalité de sa forme.
Ces gestes relèvent d’une poétique du taxon.
Paradoxalement, ce n’est jamais le même qui se répète.
Plutôt, l’insistance de la variation.
Stéphane Spach soustrait le décor ou alors n’en plante un que pour mieux révéler les contours et la matérialité nue de l’objet.
Il s’agit presque toujours de délier l’objet, de le dégager de ses liens, afin de (le) faire voir autrement (de faire sentir, toucher autrement, car ces objets ainsi saisis sont pleins d’entailles, de plis et d’éraflures).
Alors, la familiarité – ou l’absence – des relations qu’avec lui nous entretenions se met subrepticement à vaciller.
Unheimlichkeit: le familier inquiète, et c’est par là qu’il suscite, qu’il oblige presque, l’attention.
L’attention particulière qu’il déploie lorsqu’il saisit (capture) des paysages n’est qu’un autre versant de ce travail qui s’attache à produire le cadre d’une célébration de l’ordinaire.
Une banalité – des lieux, des éléments qui les composent-, qui se situe au seuil de nos regards familiers, de leur absence ou de leur effacement.
Alexis Zimmer